📓 content/Articles/manifeste_pour_une-ecole_nomade.md by @matthieuG ☆

Manifeste pour une école somatique nomade

Nous voulons une Ă©cole nomade pour inventer une somatique nomade. Pour ouvrir un espace oĂč non seulement l’école se nomadise, mais aussi le corps, l’esprit, l’environnement et la pratique.

Disons-le avec joie et sĂ©rieusement : une Ă©cole somatique nomade est Ă  la fois contre et avec l’école, contre et avec les somatiques, et contre et avec le nomadisme.

Primo, une Ă©cole somatique nomade s’oppose Ă  l’image de l’école que les sociĂ©tĂ©s disciplinaires ont construites depuis le XIXĂšme siĂšcle, celle d’une Ă©cole qui vise Ă  former le corps obĂ©issant d’un travailleur prĂȘt-Ă -l’emploi dans la chaĂźne de montage, usine ou bureau. Elle veut une Ă©cole qui retrouve son origine Ă©tymologique comme scholĂš : une Ă©cole oisive et improductive, une Ă©cole qui suspende les impĂ©ratifs disciplinaires, plutĂŽt que d’en alimenter les angoisses. Pas une Ă©cole inutile, mais une Ă©cole inutilisable, irrĂ©cupĂ©rable.

Secundo, une Ă©cole somatique nomade s’oppose Ă  l’image des somatiques comme « loisir pour adultes socialement intĂ©grĂ©s et en bonne santĂ© ». « Merde au bien ĂȘtre ! » n’est pas son cri de ralliement, mais elle ne vise pas au lissage en douceur des aspĂ©ritĂ©s ou des difficultĂ©s : elle veut la confrontation, le risque, la dĂ©sorientation. Ce n’est pas une somatique Ă©gocentrique : elle est plutĂŽt une â€œĂ©co-somatique” (Ginot et Clavel), c’est-Ă -dire qu’elle dĂ©finit l’humain non seulement comme une entitĂ© globale (corps-esprit) mais Ă©galement comme une entitĂ© insĂ©parable de son environnement (Ă©co-soma).

Et tertio, une Ă©cole somatique nomade, bien que nomade, ne romantise pas l’itinĂ©rance : la dĂ©tresse des diasporas religieuses, Ă©conomiques et climatiques n’est pas son modĂšle. Elle est toutefois nĂ©e d’un manque d’appartenance : du constat de la multiplication des non-lieux (autoroutes, gares, aĂ©roports) dans les villes que nous habitons et du manque de lieux (studios, Ă©coles, maisons) propices au bouger-penser ensemble. C’est pourquoi elle est nomade : parce qu’elle veut se poser la question d’un nomadisme positif, qui serait plutĂŽt un nomadisme sur place. Ce nomadisme loin d’ĂȘtre itinĂ©rant, s’appuierait sur la rĂ©currence, le retour incessant sur les mĂȘmes routes au lieu d’essayer sans cesse d’aller ailleurs. Notre nomadisme est donc celui de la “science nomade” de Deleuze et Guattari, c’est-Ă -dire un nomadisme des petites diffĂ©rences, de la micro-variation continue, de l’improvisation.

==En conséquence, nous disons :==

==1. Que l’école somatique nomade est anarchiste.==

Ce qui ne veut pas dire qu’elle est sans structure, ni rĂ©gularitĂ©, ni enseignant-es. Mais c’est un lieu oĂč les savoirs ne sont pas hiĂ©rarchisĂ©s entre eux : les savoir-sentir, les savoir-faire et les savoir livresques y sont au contraire constamment entremĂȘlĂ©s. Et c’est encore un lieu fondĂ© sur le co-apprentissage et le co-enseignement, oĂč la responsabilitĂ© des praticien-nes n’est pas d’en-signer les Ă©lĂšves (de faire de leurs Ă©lĂšves des rĂ©plicats), mais de tenir des cadres, des espaces de jeu.

==2. Que l’école somatique nomade est fondĂ©e sur la paideia et non sur la mĂ©thode.==

La mĂ©thode suppose la dĂ©finition prĂ©alable d’une “bonne” volontĂ© : elle est ce qui garantit contre l’errance et maintient les sujets sur le droit chemin (mĂ©ta : qui suit ; hodos : le chemin). La paideia, au contraire, suppose la turbulence de la pensĂ©e. Dire, toutefois, que la paideia s’oppose Ă  la mĂ©thode ne veut pas dire qu’elle ne suive pas de rĂšgles ou de principes. Simplement, elle ne s’attache pas Ă  un tronc commun de connaissances qu’il faudrait acquĂ©rir ; elle ne vise pas le diplĂŽme ou la sanction, mais l’exercice ou la pratique. Son but dĂ©clarĂ© est donc Connais-toi toi-mĂȘme – Ă©tant entendu que le chemin le plus court vers la connaissance de soi est le dĂ©tour par l’autre (humain et non-humain).

==3. Que l’école somatique nomade est idiorythmique.==

Tout travail collectif implique, par essence, l’invention d’un modĂšle du vivre ensemble. L’école somatique nomade s’appuie sur le fantasme d’une vie qui soit commune et qui cependant n’absorbe pas, ne digĂšre pas, ne cadence pas les rythmes de chacun-e sous un seul et mĂȘme horaire. Elle rĂȘve de se retirer des frĂ©nĂ©sies urbaines, mais elle ne veut pas des cloches des monastĂšres ou des sonneries Ă©lectriques des Ă©coles. Elle veut laisser le temps Ă  chacun-e de se joindre au travail en cours sans imposer d’heures fixes. Nous proposons que toute relation somatique est idiorythmique : qu’elle recherche l’accordage en s’appuyant, non sur la synchronisation, mais sur la polyphonie ou la polyrythmie.  

==4. Que dans l’école somatique nomade, il y a des corps sans organes.==

Apprendre implique de travailler avec/sur le corps (soma) qui s’articule autant Ă  la psychĂ© qu’aux Ă©cosystĂšmes avec lesquels ils entrent en relation. Mais le corps ne peut ĂȘtre abordĂ© que nomadiquement, c’est-Ă -dire : sans les places fortes, sans les constructions, sans les habitacles que sont les organes. Le corps, dans l’école somatique nomade, est donc un “Corps sans Organe” (Deleuze et Guattari), c’est-Ă -dire sans organisations anatomiques hiĂ©rarchiques, ou plus exactement : avec une profusion multiple et foutraque d’organisations.

==5. Que dans l’école somatique nomade, tous les lieux sont des studios.==

Studio veut dire en latin : « j’étudie ». Pour une Ă©cole somatique nomade, aucun lieu, pourvu qu’on l’habite, n’échappe Ă  cette Ă©tude : cuisiner, manger, dormir, monter Ă  un arbre, courir aprĂšs une poule, attraper un bus, regarder une peinture, sont autant d’occasion pour l’observation somatique. Cela signifie que l’apprentissage repose sur deux mouvements opposĂ©s : l’anachorĂšse, c’est-Ă -dire la retraite en un lieu rĂ©servĂ© Ă  l’activitĂ© somatique (comme les ermites se retiraient des villes vers le dĂ©sert ou les bois, tantĂŽt pour rĂ©sister Ă  la domination des rythmes par l’organisation de la vie commune, tantĂŽt pour se consacrer Ă  la mystique) ; et la catachorĂšse, c’est-Ă -dire la redescente dans le monde. Nous voulons une pratique somatique non limitĂ©e ou cloisonnĂ©e aux espaces de soins, une pratique de la contagion plutĂŽt qu’une pratique du cloisonnement.

==6. Que dans l’école somatique nomade, on prĂ©fĂšre le dissensus au consensus.==

==7. Dissensus==

c’est le conflit des facultĂ©s : quand les sensations, les raisons, les entendements de chacun-e se sentent autorisĂ©s Ă  dissonner. La polĂ©mique, la confrontation discursive, bref la Disputatio sont ses moyens. Une somatique du dissensus admet un socle mouvant, sans affiliation figĂ©e. Nous cherchons une pratique oĂč il n’est pas demandĂ© Ă  notre expĂ©rience du monde et de nous-mĂȘmes d’ĂȘtre conforme Ă  des normes prĂ©-existantes, une pratique qui au contraire accueille et encourage la divergence sensorielle.

Manifeste rĂ©digĂ© Ă  l’occasion de FAR - Groupe de recherche en pratique somatique- Paris 2013