Nous voulons une Ă©cole nomade pour inventer une somatique nomade. Pour ouvrir un espace oĂč non seulement lâĂ©cole se nomadise, mais aussi le corps, lâesprit, lâenvironnement et la pratique.
Disons-le avec joie et sĂ©rieusement : une Ă©cole somatique nomade est Ă la fois contre et avec lâĂ©cole, contre et avec les somatiques, et contre et avec le nomadisme.
Primo, une Ă©cole somatique nomade sâoppose Ă lâimage de lâĂ©cole que les sociĂ©tĂ©s disciplinaires ont construites depuis le XIXĂšme siĂšcle, celle dâune Ă©cole qui vise Ă former le corps obĂ©issant dâun travailleur prĂȘt-Ă -lâemploi dans la chaĂźne de montage, usine ou bureau. Elle veut une Ă©cole qui retrouve son origine Ă©tymologique comme scholĂš : une Ă©cole oisive et improductive, une Ă©cole qui suspende les impĂ©ratifs disciplinaires, plutĂŽt que dâen alimenter les angoisses. Pas une Ă©cole inutile, mais une Ă©cole inutilisable, irrĂ©cupĂ©rable.
Secundo, une Ă©cole somatique nomade sâoppose Ă lâimage des somatiques comme « loisir pour adultes socialement intĂ©grĂ©s et en bonne santĂ© ». « Merde au bien ĂȘtre ! » nâest pas son cri de ralliement, mais elle ne vise pas au lissage en douceur des aspĂ©ritĂ©s ou des difficultĂ©s : elle veut la confrontation, le risque, la dĂ©sorientation. Ce nâest pas une somatique Ă©gocentrique : elle est plutĂŽt une âĂ©co-somatiqueâ (Ginot et Clavel), câest-Ă -dire quâelle dĂ©finit lâhumain non seulement comme une entitĂ© globale (corps-esprit) mais Ă©galement comme une entitĂ© insĂ©parable de son environnement (Ă©co-soma).
Et tertio, une Ă©cole somatique nomade, bien que nomade, ne romantise pas lâitinĂ©rance : la dĂ©tresse des diasporas religieuses, Ă©conomiques et climatiques nâest pas son modĂšle. Elle est toutefois nĂ©e dâun manque dâappartenance : du constat de la multiplication des non-lieux (autoroutes, gares, aĂ©roports) dans les villes que nous habitons et du manque de lieux (studios, Ă©coles, maisons) propices au bouger-penser ensemble. Câest pourquoi elle est nomade : parce quâelle veut se poser la question dâun nomadisme positif, qui serait plutĂŽt un nomadisme sur place. Ce nomadisme loin dâĂȘtre itinĂ©rant, sâappuierait sur la rĂ©currence, le retour incessant sur les mĂȘmes routes au lieu dâessayer sans cesse dâaller ailleurs. Notre nomadisme est donc celui de la âscience nomadeâ de Deleuze et Guattari, câest-Ă -dire un nomadisme des petites diffĂ©rences, de la micro-variation continue, de lâimprovisation.
==En conséquence, nous disons :==
Ce qui ne veut pas dire quâelle est sans structure, ni rĂ©gularitĂ©, ni enseignant-es. Mais câest un lieu oĂč les savoirs ne sont pas hiĂ©rarchisĂ©s entre eux : les savoir-sentir, les savoir-faire et les savoir livresques y sont au contraire constamment entremĂȘlĂ©s. Et câest encore un lieu fondĂ© sur le co-apprentissage et le co-enseignement, oĂč la responsabilitĂ© des praticien-nes nâest pas dâen-signer les Ă©lĂšves (de faire de leurs Ă©lĂšves des rĂ©plicats), mais de tenir des cadres, des espaces de jeu.
La mĂ©thode suppose la dĂ©finition prĂ©alable dâune âbonneâ volontĂ© : elle est ce qui garantit contre lâerrance et maintient les sujets sur le droit chemin (mĂ©ta : qui suit ; hodos : le chemin). La paideia, au contraire, suppose la turbulence de la pensĂ©e. Dire, toutefois, que la paideia sâoppose Ă la mĂ©thode ne veut pas dire quâelle ne suive pas de rĂšgles ou de principes. Simplement, elle ne sâattache pas Ă un tronc commun de connaissances quâil faudrait acquĂ©rir ; elle ne vise pas le diplĂŽme ou la sanction, mais lâexercice ou la pratique. Son but dĂ©clarĂ© est donc Connais-toi toi-mĂȘme â Ă©tant entendu que le chemin le plus court vers la connaissance de soi est le dĂ©tour par lâautre (humain et non-humain).
Tout travail collectif implique, par essence, lâinvention dâun modĂšle du vivre ensemble. LâĂ©cole somatique nomade sâappuie sur le fantasme dâune vie qui soit commune et qui cependant nâabsorbe pas, ne digĂšre pas, ne cadence pas les rythmes de chacun-e sous un seul et mĂȘme horaire. Elle rĂȘve de se retirer des frĂ©nĂ©sies urbaines, mais elle ne veut pas des cloches des monastĂšres ou des sonneries Ă©lectriques des Ă©coles. Elle veut laisser le temps Ă chacun-e de se joindre au travail en cours sans imposer dâheures fixes. Nous proposons que toute relation somatique est idiorythmique : quâelle recherche lâaccordage en sâappuyant, non sur la synchronisation, mais sur la polyphonie ou la polyrythmie. Â
Apprendre implique de travailler avec/sur le corps (soma) qui sâarticule autant Ă la psychĂ© quâaux Ă©cosystĂšmes avec lesquels ils entrent en relation. Mais le corps ne peut ĂȘtre abordĂ© que nomadiquement, câest-Ă -dire : sans les places fortes, sans les constructions, sans les habitacles que sont les organes. Le corps, dans lâĂ©cole somatique nomade, est donc un âCorps sans Organeâ (Deleuze et Guattari), câest-Ă -dire sans organisations anatomiques hiĂ©rarchiques, ou plus exactement : avec une profusion multiple et foutraque dâorganisations.
Studio veut dire en latin : « jâĂ©tudie ». Pour une Ă©cole somatique nomade, aucun lieu, pourvu quâon lâhabite, nâĂ©chappe Ă cette Ă©tude : cuisiner, manger, dormir, monter Ă un arbre, courir aprĂšs une poule, attraper un bus, regarder une peinture, sont autant dâoccasion pour lâobservation somatique. Cela signifie que lâapprentissage repose sur deux mouvements opposĂ©s : lâanachorĂšse, câest-Ă -dire la retraite en un lieu rĂ©servĂ© Ă lâactivitĂ© somatique (comme les ermites se retiraient des villes vers le dĂ©sert ou les bois, tantĂŽt pour rĂ©sister Ă la domination des rythmes par lâorganisation de la vie commune, tantĂŽt pour se consacrer Ă la mystique) ; et la catachorĂšse, câest-Ă -dire la redescente dans le monde. Nous voulons une pratique somatique non limitĂ©e ou cloisonnĂ©e aux espaces de soins, une pratique de la contagion plutĂŽt quâune pratique du cloisonnement.
câest le conflit des facultĂ©s : quand les sensations, les raisons, les entendements de chacun-e se sentent autorisĂ©s Ă dissonner. La polĂ©mique, la confrontation discursive, bref la Disputatio sont ses moyens. Une somatique du dissensus admet un socle mouvant, sans affiliation figĂ©e. Nous cherchons une pratique oĂč il nâest pas demandĂ© Ă notre expĂ©rience du monde et de nous-mĂȘmes dâĂȘtre conforme Ă des normes prĂ©-existantes, une pratique qui au contraire accueille et encourage la divergence sensorielle.
Manifeste rĂ©digĂ© Ă l’occasion de FAR - Groupe de recherche en pratique somatique- Paris 2013