--- type: article aliases: [] tags: - concept - Kyrielle - geste-technique - boucles_retroaction - recalibrage - palais-de-mémoire - retention-tertiaire domaine: auteur_principal: MatthieuG date_origine: 19/12/2025 maturity: arbre --- ## Kyrielle [KYRIELLE, subst. fém.](https://www.cnrtl.fr/definition/kyrielle#) 1. Longue suite de paroles qui se répètent. 2. *P. ext.* Longue suite ou série d'êtres ou de choses. Synon. *floppée* (pop.), *ribambelle* (fam.), *tas, théorie. \_\_Avoir des kyrielles d'amis.* *Une kyrielle de noms inconnus et barbares (**Ac.**). \_\_Ma grand'mère était une vaillante femme; mais il y eut bien vite une kyrielle d'enfants autour de la soupe* (Coppée, *Contes rap.,\_1889, p. 267).\_Ajoute ma kyrielle de drogues à avaler, les visites de l'apothicaire et du médecin* (Adam, *Enfant Aust.,\_1902, p. 373)  3. JEUX.* *Jeu des kyrielles.* Jeu consistant à enchaîner des mots ou groupes de mots de telle manière que la dernière syllabe de celui qui précède soit reprise comme première syllabe de celui qui suit (par exemple *j'en ai marre, marabout, bout d'ficelle, selle de cheval,* etc.) (d'apr. Alleau 1964). --- # Kirielle : Une archéologie des gestes "techniques" ## Préambule méthodologique Le texte que vous lisez actuellement s'écrit dans une tension productive : il s’intéresse à l'intrication entre perception, action et environnement technique _tout en s'incarnant_ dans cette même intrication. Écrit sur Obsidian, destiné à Quartz, il vous invite à explorer ses ramifications, à bifurquer selon vos propres fenêtres attentionnelles. ## I. Une chaîne d’instruments : une généalogie sensori-motrice _Dans cette section : nous explorons comment les objets d'écriture (mine, plume, stylo, clavier) reconfigurent nos boucles sensori-motrices. Vous êtes invité·e à émuler vos propres sensations d'écriture pour sentir ces transformations. Nous verrons comment les formats techniques (A4) structurent nos fenêtres attentionnelles et comment le travail sur la vergence (Godard) peut redonner du jeu à ces habitus._ ### La mine, le crayon, la plume, le stylo Commençons par un geste simple : [[De gratter à déposer|écrire]]. Essayons de laisser revenir des sensations liées à l’écriture. C’est évidement des souvenirs d’enfance pour la plupart d’entre nous… Nous rappeler la texture du stylo (nos doigts _trop serrés_ sur le crayon, sa texture spécifique), la marque un peu rouge sur l’intérieur du majeur. Essayez de « suspendre » les images qui pourraient y être associées (odeur de craie, ou de vêtements mouillé, qui soulignent au passage combien le monde de l’enfance est celui de l’immersion sensorielle) et de rester un instant encore sur cette évocation du geste. Laissez revenir la sensation de la mine de crayon sur le papier, son _glisser_. De quel crayon s’agit-il ? Sa texture ? Un crayon ? Un stylo ? Une mine de graphite particulière, sa dureté ? Essayer à présent de faire reculer le point de fuite de laisser venir des perceptions liées à votre assise (n’allez pas trop vite…) Comment êtes-vous assis.e, vos jambes ? Votre équilibre ? Une perception globale de vous-même ? Prenez le temps de revenir ici et maintenant… dans votre réalité, un peu augmentée, à votre lecture. Mais remarquez que votre assise, votre présence a acquis en épaisseur. Votre pleine présence est un feuilleté replier dix milles fois sur elle-même, prête à se métamorphosée et à s’actualiser à chaque variation. Après cette petite mise en disposition, il est plus facile de percevoir les changement important liés au maniement de la mine de graphite versus le stylo à bille. La pression nécessaire, _l'angle d'attaque_ sur le papier, la coordination main-oeil, la répartition de votre poids – tout diffère. Ce n'est pas qu'une question _d'ergonomie_ : c'est une **boucle sensori-motrice** complète qui se reconfigure. Avec la **plume**, il faut **un** angle, **une** pression, **un** toucher – du tact, nous devons développer une diplomatie avec le papier. Trop forte est la pression et vous déchirez le papier, trop faible et l'encre ne coule pas. Le geste doit s'affiner, se calibrer. Cela influence considérablement et durablement les lettres : l'écriture gothique n'est pas un choix purement esthétique, elle émerge de l'affordance même de l'outil plume tenu à un angle particulier. La technique _produit_ la culture autant qu'elle la véhicule. ### Le saut numérique : du stylo au clavier De jolies études ont été faites sur les usages liés aux outils de productions d’écriture[](https://pmc.ncbi.nlm.nih.gov/articles/PMC11943480/) manuel versus clavier pour celle-ci. Ici, la récursivité s'intensifie vertigineusement. La main ne trace plus, elle frappe. Les doigts développent une mémoire procédurale nouvelle – la position des lettres sur le AZERTY ou le QWERTY. Essayez de changer la configuration de votre clavier si vous êtes quelque peu aventureux. Vos doigts se trouveront soudainement suspendus dans l’air, retenus dans l’espace, figés dans _l’entre_ et vous pourrez faire l’expérience concrète et évidente de ce dont parle Bullinger (2004) avec cette phrase un peu compliquée « Quand l’oeil parle à la main, leur langage c’est l’espace » ou encore Merleau-Ponty quand il évoquait le **corps comme système de puissances motrices**. Mais… L’outil modifie la pensée elle-même. L'écriture au clavier favorise des structures syntaxiques et dynamiques. Elle afforde le désormais indispensable [🍏C-🍏V] copier-coller, encourage la modularité textuelle. Elle rend quasi-gratuite la réécriture – là où chaque rature au stylo avait un coût matériel et temporel. ### Les fenêtres attentionnelles : Vermersch et le [[Format A4-coodination-oeil-main-loupe|format A4]] Pierre Vermersch, dans ses travaux sur l'entretien d'explicitation, a montré comment nos **fenêtres attentionnelles de types visuelles** se structurent selon des formats techniques devenus _invisibles_ à force d'évidence[](https://www.expliciter.org/wp-content/uploads/2022/05/la_prise_en_compte_de_la_dynamique_attentionne_pierre-vermersch.pdf). Le **format A4** n'est pas neutre. Il cadre notre attention. Comme **[[Rétention-tertiaire|rétention tertiaire]]** (au sens de Stiegler), il organise l'espace de notre perception, lors de la lecture et de l'écriture. La page A4 définit combien d'information peut tenir "sous les yeux" simultanément. Elle structure le paragraphe, la note de bas de page, la marge – toute l'architecture visible et invisible du texte académique ou administratif. Ces formats structures nos perceptions et crée des mélodies perceptives. Nos perceptions sont tissées de ces orientations subtiles. La façon dont nous allons extraire de nos environnements, tels ou tels éléments structurants, vont définir des lignes de forces perceptives. C'est ici que le travail de **Godard sur la vergence** prend tout son sens, ainsi que les remarques "civilisationnelles" de F.M Alexander (_Constructive Conscious Control of the Individual-1923_) : la convergence des axes oculaires, leur accommodation, sont calibrées par ces formats standardisés. Notre système visuel se règle sur ces invariants techniques. Les remettre en mouvement est salutaire. Entendons-nous, il ne s’agit surtout pas de gymnastique oculaire, mais d’habitus, de façon d’habiter notre monde. En redonnant du jeu, c’est le couplage à nouveau que nous rejouons, nos incessantes fiançailles. --- ## II. L'invariant gravitaire et la calibration sensori-motrice _Dans cette section : nous abordons ce qui persiste à travers toutes les modifications techniques — notre rapport à la gravité. Nous explorons les travaux à Caen (syndrome d'Ehlers-Danlos, plateforme Huber 360, réalité virtuelle) qui montrent comment une perturbation du couplage permet de recalibrer la posture. Une exploration pratique vous est proposée pour jouer avec votre propre organisation gravitaire (sol, oreille interne, horizon)._ ### Notre toile de fond dynamique : la gravité (ou plutôt, ses effets) Au cœur de toutes ces _modifications techniques_, l'**invariant gravitaire** demeure (et persiste). Que nous écrivions debout sur une tablette de cire, assis·es devant un bureau, ou allongé·es avec une tablette tactile, notre corps négocie continuellement avec la gravité[](https://actes-sud.fr/catalogue/religions-et-spiritualite/dialogue-avec-la-gravite.) Mais précisons : **nous ne sentons pas directement la gravité**. Nous sentons **ses effets**. Il n'existe pas de "gravitocepteur" dédié. **Notre perception de la gravité est délocalisée, transférée à la périphérie** — intriquée dans notre relation au monde. Ce que nous appelons "sens de la verticale" émerge d'une **intégration multi-systémique**[](https://technique-alexander-contact-improvisation.fr/graviception/) : - La **pression** du sol sous nos pieds (récepteurs cutanés) - La **tension** dans nos muscles qui s'opposent à l'affaissement (fuseaux neuromusculaires) - Les **fluides** dans l'oreille interne qui bougent quand nous inclinons la tête (système vestibulaire) - L'**étirement** des tendons qui maintiennent notre structure (organes de Golgi) - Et même le **bout de nos doigts** lorsqu'ils effleurent une surface **La "graviception" n'est pas localisée dans un organe.** Elle est **distribuée** dans _ce que les chercheurs appellent_ une "chaîne proprioceptive" qui va de la tête aux pieds : muscles extra-oculaires des yeux, cou, tronc, mains, jambes, pieds. En un sens, nous avons de nombreuses "verticales", chacune constituée par différents sens qui sont encodés et intégrés dans le système nerveux pour fournir une image spatiale unifiée du corps dans la posture érigée. C'est un peu abyssal non ? **La gravité elle-même reste invisible.** En chute libre (parachutisme, astronautes en orbite), elle est toujours là physiquement, mais nous ne la sentons plus. Ce qui disparaît, c'est la **résistance** du sol, la **tension** de nos muscles — toute cette périphérie sensorielle qui nous ancre dans le monde gravitaire. Revenons au couplage et à ses effets !!! ### L'invariant incorporé : l'exemple de la balle Prenez l'exemple simple d'**attraper une balle** lancée vers vous. Votre cerveau n'a pas le temps de calculer la trajectoire parabolique (position, vitesse, accélération gravitationnelle...). Et pourtant, vous attrapez la balle sans y penser (enfin la plupart d'entre nous, la plupart du temps). **Comment ?** Par une heuristique simple (découverte par Michael McBeath) : **courir de manière à maintenir l'angle de regard vers la balle constant.** Si l'angle monte → avancez Si l'angle descend → reculez Maintenez-le stable → vous convergerez vers le point d'interception **Mais** : Cette stratégie **n'est valable que sur Terre**, avec notre gravité (9,81 m/s²). Sur la Lune (gravité 6× plus faible), vous arriveriez trop tôt. En apesanteur, vous rateriez complètement. **Votre cerveau a internalisé l'accélération gravitationnelle terrestre comme un invariant implicite.** Les astronautes doivent **recalibrer** pendant plusieurs jours. Et au retour sur Terre, nouveau recalibrage : ils lâchent des objets en s'attendant qu'ils flottent. **L'invariant gravitaire n'est pas "pensé". Il est incorporé dans tous nos gestes, sauf si nous adoptons la position deLucia Angelino. Le geste fait sens, en prenant l’anglicisme au pied de la lettre (sensing) : en lui, se fabrique le sens, c’est-à-dire que se tissent le sentir et le faire qu’il déploie.** ### Chaque outil reconfigure ce rapport Les boucles sensori-motrices que nous développons sont toujours **situées**, organisées dans et par un champ gravitationnel. L'oreille interne, le système vestibulaire, les capteurs proprioceptifs des muscles et tendons – tout ce système dialogue en permanence avec la Terre qui nous invite en son centre. ### Caen et la réalité virtuelle : « perturber pour recalibrer » Les travaux menés à Caen par le laboratoire COMETE (CNRS)[](https://comete.unicaen.fr/fin-des-inclusions-de-letude-vitalised/) et le projet VITALISED révèlent quelque chose de fascinant sur cette intrication perception/action/environnement. Cette étude est menée auprès de patient atteints du syndrome d’Ehlers-Danlos de type hypermobile (SEDh). Le SEDh est une atteinte du tissu conjonctif qui se manifeste principalement à travers une hypermobilité articulaire généralisée, une hyperextensibilité cutanée variable et des douleurs musculaires et articulaires diffuses et chroniques. En conséquence, les patients SEDh présentent des troubles de la motricité, encore mal évalués, impactant leur adaptabilité fonctionnelle, pouvant conduire à une perte d’autonomie, voire à l’isolement et à la désocialisation. L’étude est faite sur : - Le port de vêtements compressif (compression ajustée pour action proprioceptive) - Une rééducation sur La plateforme Huber 360®. Huber est un dispositif de rééducation kinésithérapeutique breveté par LPG Medical. _Son principe repose sur une plateforme oscillante motorisée multi-axes, équipée de capteurs de force (plateau, poignées) et d'un feedback visuel en temps réel à l'écran, pour une rééducation fonctionnelle globale sollicitant simultanément aspects physiques (musculaires, posturaux) et cognitifs_. ==➫ Intégration sensorielle== ==Dans le cas de patients atteints de SEDh, elle recalibre la dysproprioception en forçant la réintégration proprio/visuelle sous instabilités contrôlées en complétant le port de vêtements compressifs (+23% proprioception).​== - Puis sur un phase en salle de réalité virtuelle qui permet de _mesurer_ les effets de ce dispositif. Il est important de souligner que la phase virtuelle : déplacement sur tapis avec variation du flux visuel, influe également dans le traitement. Les résultats de l’études devrait-être publié prochainement. Nous pouvons apprécier la finesse de l’approche du Huber 360. En sollicitant le rapport - sol (sol radical) - oreille interne (Sol subjectif) - et Horizon (champ visuel- avec une _accroche_ visuelle importante dans le cas de déficit proprioceptif) - et en faisant _jouer_ toute la musculature profonde (équilibre). ➫ ils obtiennent un recalibrage de l’organisation gravitaire. ll est important de s'arrêter un instant, pour faire un parallèle avec que ceci est à l'œuvre dans de nombreuses pratiques somatiques. En jouant sur ces paramètres — sol, oreille interne, horizon —, nous pouvons impacter de la même façon et profondément l'organisation gravitaire. **C'est une forme d'approche low-tech du recalibrage sensoriel**. **Vous souhaitez faire une expérience ?** 1- Exploration : En guise d’échauffement, je vous propose de faire une expérience [[Concepts/Small dance|Small Dance]]. Puis déplacer vous tranquillement dans un endroit familier assez grand pour ne pas entraver vos mouvements. ==Et amusez-vous à faire varier vos imaginaires de sol et d’espace.== 1- Imaginez qu'un _tapis roulant_ se déplace et vous invite par là-même vers l’avant (pente descendante). Mais trouver l’origine du mouvement dans le sol. 2- Le même tapis sous vos pieds mais dans le sens inverse à présent, il vous _tire_ délicatement vers l’arrière (pente ascendante légère) ==Percevez Les échos délicats dans votre posture globale.== Poursuivez l’exploration depuis votre oreille interne cette fois. Donnez du poids à votre regard, invitez vos yeux à se déposez délicatement dans les orbites et pourquoi pas sur vos oreilles et de fait sur votre oreille interne. Puis en **marchant** : 1- laisser votre regard s’ouvrir à l’environnement et faites jouer votre curseur, tendez vers votre environnement. 2- laisser le monde entrez dans votre regard **De nouveau, percevez Les échos délicats dans votre posture globale.** Prenez le temps de laisser votre rapport entre votre oreille interne et le sol se racalibrer. Revenez vous assoir, débrouillez-vous pour trouver un crayon (les parents sont considérablement avantagé à ce jeu) et tout en gardant cette nouvelle « liberté » de mouvement entre le sol et l’oreille, jouer de votre liberté de mouvement pour écrire quelques mots ou dessiner. Ne vous jugez pas, regardez le style de votre écriture comme le résultat de cette nouvelle organisation, cherchez les indices… l’espace entre les lettres est plus grand ? Plus petit ? Votre mouvement est plus aisé ? Rétréci ? Nous ne cherchons pas à trouver une information stable mais à gouter la variation elle-même. Et si cela vous parle, continuez ainsi tout du long de votre vie!!! À condition de ne pas oublier… --- ## III. Le palais de mémoire : quand l'espace devient mnémotechnique _Dans cette section : nous explorons comment une technique millénaire (le palais de mémoire) révèle l'intrication perception/action/mémoire/création. Nous verrons comment elle se virtualise aujourd'hui (projets contre Alzheimer) et comment elle fonctionne comme pratique transformative plutôt que simple "truc" mnémotechnique. Vous êtes invité·e à expérimenter la construction d'un palais et observer sa récursivité._ ### Une technique millénaire Le **palais de mémoire** (ou méthode des loci) est l'une des plus anciennes techniques mnémoniques connues. Décrite par Cicéron (55 av J.C), elle consiste à associer les éléments à mémoriser à des lieux spécifiques dans un espace mental que l'on peut "parcourir". Ce qui nous intéresse ici, c'est comment cette technique millénaire révèle l'**intrication profonde entre perception, action, mémoire et création**. Pour construire un palais de mémoire, il faut : 1. **Percevoir** un espace (réel ou imaginaire) 2. **Agir** en le parcourant mentalement 3. **Mémoriser** en créant des associations visuelles 4. **Créer** de nouvelles connexions entre lieu et contenu Le palais de mémoire n'est ni purement spatial, ni purement verbal. Il est une **hybridation** qui mobilise simultanément plusieurs systèmes cognitifs. La palais se construit pour être habité et il se modifie par l’usage… Voyez-vous ? Vous vous déplacez dans votre palais et posez un objet insolite de préférence, qui va marquer votre attention, saillant, étrange, drôle, érotique, effrayant ? À vous de vous découvrir en oeuvrant. Maintenant déposez le. Ce dernier ne doit pas être trop grand (il vous encombre), ni trop petit (vous ne le verrez plus ou au prix de l’oubli). Déplacez vous de nouveau. Percevez vous que selon la taille et l’objet lui-même votre pièce à changé ? L’ambiance de la pièce, sa couleur affective, sa tonalité vient de colorer votre expérience et votre trajet. À nouveau l’expérience est récursive et transformatrice. Le palais que nous fabriquons est une pratique transformative : Ce n'est pas un "truc" mnémotechnique pour retenir des listes. Ou si c’est le cas, investissez dans un outil numérique. Gain de temps et d’énergie, assuré. C’est une pratique de configuration de votre être-au-monde spatial. En construisant un palais, je fais l'expérience des matériaux qui permettent la construction (comme un maçon ou un architecte). J'apprends à reconnaître et recalibrer mon être au monde. ### Virtualiser des palais contre Alzheimer : Les projets sur les **palais de mémoire virtuels** pour les patient·es atteint·es de la maladie d'Alzheimer est d'une grande beauté conceptuelle. En créant des environnements virtuels navigables, on offre à des personnes dont la mémoire se défait un **cadre attentionnel stable** et une charge cognitive réduite– même s'il est numérique. La réalité virtuelle permet ici de compenser certaines défaillances en proposant un environnement **plus contrôlable**, où les repères peuvent être renforcés, où le temps de réaction peut être ralenti. C'est une forme de **prothèse cognitive environnementale**. L'outil technique vient suppléer une fonction défaillante, mais pas en la remplaçant – en créant les conditions d'une nouvelle boucle sensori-motrice, adaptée aux capacités présentes de la personne. ## Mais la beauté conceptuelle est la même dans les méditation du Bouddhisme vajrayana, le travail de visualisation de mandala complexes est peut-être de même nature. ## IV. Récursivités culturelles et techniques _Dans cette section : nous élargissons la réflexion aux boucles récursives entre techniques et cultures. Du crayon qui "pense" avec l'architecte (Kirsh) à la testostérone comme technologie du soi (Preciado), en passant par la coévolution abeille-orchidée (Deleuze & Guattari), nous explorons comment outils et organismes se façonnent mutuellement sans point d'origine clair._ ### L'exemple du crayon (et au-delà) Revenons au crayon, mais autrement. David Kirsh a montré comment l'acte de dessiner n'est pas simplement la **transcription** d'une image mentale sur le papier. Le dessin _produit_ la pensée visuelle autant qu'il l'exprime. [](https://adrenaline.ucsd.edu/kirsh/Articles/Marking_In_Dance/MarkingInDance.pdf) Quand un·e architecte esquisse, le crayon "pense" avec ellui. Chaque trait modifie la perception du dessin en cours, qui suggère le trait suivant. C'est une **boucle récursive** : action → perception → nouvelle action → nouvelle perception... ### Preciado et "Testo Junkie" : la technique comme transformation ontologique Paul B. **Preciado**, dans _Testo Junkie_, pousse cette réflexion vers des territoires vertigineux. La prise de testostérone n'est pas qu'un acte médical – c'est une **technologie du soi** qui transforme radicalement. Les hormones modifient : - La perception (sensibilité, désir, attention) - L'action (force musculaire, voix, gestes) - L'environnement (comment les autres nous perçoivent et interagissent avec nous) C'est une **récursivité pharmacologique** : la technique chimique transforme le corps qui transforme l'expérience qui transforme le rapport à la technique... ### L'abeille et l'orchidée : coévolution technique Faisons un « petit » détour par Deleuze et Guattari (les indispensables). Ils utilisent l'exemple de **l'abeille et de l'orchidée** (exemple passé lui aussi dans le domaine de la rétention tertiaire) pour penser la coévolution. L'orchidée développe une forme qui "imite" l'abeille femelle, attirant les mâles. Mais ce faisant, elle modifie le comportement des abeilles, qui modifie la pression sélective sur les orchidées, qui... Cette boucle récursive n'a pas de point d'origine clair. On ne peut pas dire "d'abord l'abeille, puis l'orchidée s'adapte" ou vice-versa. Elles **co-émergent** dans une danse évolutive. De même pour nous et nos techniques : nous façonnons nos outils qui nous façonnent qui façonnons nos outils... La mine de graphite a produit un certain type d'écriture qui a produit un certain type de penseur·euse qui a perfectionné la mine qui... ## Conclusion ouverte : l'émulation et la deuxième personne _Dans cette section conclusive : nous distinguons émulation (produire les mêmes processus autrement) et simulation (reproduire l'apparence). Nous soulignons l'importance de l'accompagnement humain (expert·e en deuxième personne) dans les dispositifs technologiques comme la VR. Enfin, nous ouvrons vers une utopie concrète : co-créer les environnements thérapeutiques en tenant compte de la qualité du vécu._ ### Réalité virtuelle et expert·e humaine Les travaux à Caen ne s'arrêtent pas à la technologie seule. Un aspect crucial est la présence d'**expert·es en deuxième personne** – qui accompagnent les patient·es dans l'expérience de réalité virtuelle. Pourquoi est-ce si important ? Parce que la **recalibration sensori-motrice** n'est pas un processus purement mécanique. Elle nécessite une attention, une conscience kinesthésique que la personne peut apprendre à cultiver. L'expert·e guide cette attention, [[Encompagner|encompagne]], permet d’observer certains signaux. Par sa présence, sa voix, ses questions, iel aide la personne à **percevoir** ce qui se passe pour elle pendant la recalibration. C'est une forme de **guidage phénoménologique**. ### Émulation vs simulation Ce qui se joue ici, c'est moins une **simulation** (créer un environnement qui ressemble au réel) qu'une **émulation** (créer un environnement qui produit les mêmes processus que le réel, mais autrement). La réalité virtuelle pour traiter la maladie d’Alzheimer n'essaie pas de "simuler" un monde réel parfait. Elle crée un environnement qui **émule** les conditions nécessaires à l'activation des boucles mnésiques – même si cet environnement est visiblement artificiel (même si l’on peut rêver que les personnes, une fois devenue consciente des mécanismes en jeu, puissent recalibrer d’elle-même l’outil). Imaginez des échanges enflamer entre grand-mère et programmeur sur la niveau de réfraction de la lumière sur tel ou tel matériaux, pas uniquement parce que c’est plus joli, mais parce qu’ainsi on respire mieux… --- ## Chemins à explorer Note pour d’hypothétique lecteurs: Les liens ci-dessoous ne sont pas toujours actifs, ils ouvrent des pistes. Ce texte pourrait bifurquer vers : - [[Affordances et design]] : Comment Gibson pensait l'environnement comme offre d'actions - [[Stiegler et la rétention tertiaire]] : La mémoire technique comme condition de l'hominisation - [[Neurosciences incarnées]] : Varela, Thompson et l'énaction - [[Techniques du corps]] : Mauss et l'anthropologie des gestes - [[Interfaces homme-machine]] : Une histoire sensorimotrice - [[Accessibilité et navigation alternative]] : Penser autrement l'interaction